Dans une tribune récente publiée dans le journal Les Echos, Dominique Schmitt, haut fonctionnaire, déplore que ses semblables soient soumis « à la vindicte populaire » en se référant à une déclaration du Secrétaire d’Etat Benjamin Griveaux, selon laquelle les directeurs d’administration devraient « sortir de leurs bureaux parisiens ». M. Schmitt entreprend de défendre la haute fonction publique pour finalement affirmer qu’il faut tout bonnement supprimer les cabinets ministériels. Or, en tant que député, je ne veux pas laisser ce témoignage sans réponse. D’une part, le problème est bien plus profond que ne veut bien l’admettre M. Schmitt et, d’autre part, les cabinets ministériels ont beau être une curiosité typiquement française sur laquelle il est bon de s’interroger, leur suppression ne serait en rien une solution.

Après dix-huit mois de mandat, le bilan que j’en dresse réside essentiellement dans une question : celle de savoir quelle autorité politique, au juste, est exercée sur l’appareil d’État. M. Schmitt invoque le dévouement et le sens de l’intérêt général des hauts fonctionnaires, l’excellence de leur formation et le dévoiement de l’autorité des ministres lorsqu’ils se défaussent de leurs responsabilités sur leurs administrations. Sur le papier, c’est très joli mais cela manque singulièrement de concret et de profondeur.

Trois points, qui relèvent de cette question et de la critique à l’égard de l’exécutif, méritent une tout autre considération.

Le premier, c’est celui de la maîtrise technique de la complexité du pouvoir règlementaire exercé par l’administration.

Le deuxième, c’est celui du pouvoir d’interprétation de l’intention du législateur dont la haute fonction publique a quasiment le monopole, sans qu’un contrôle du Parlement, adossé à suffisamment d’autonomie d’expertise, ne soit réellement possible.

Et le troisième, c’est celui du management dans la haute fonction publique et, même, dans la fonction publique en général.

Je prendrai deux exemples pour illustrer les deux premiers points.

Le premier exemple est celui de la fiscalité des bâtiments logistiques et de stockage. Je n’ai pas le temps de développer(1) mais, en résumé, il s’agissait de définir les règles à appliquer à un type d’actifs d’entreprises pouvant relever de deux systèmes de taxation radicalement différents, après des années de pratique illisible de l’administration fiscale, terriblement préjudiciable pour les entreprises. Or, ceux de mes collègues impliqués sur ce sujet et moi-même nous sommes heurtés à un défaut d’information de la part de l’administration qui n’était toujours pas en mesure, après un an et l’instruction d’un rapport indigent, de chiffrer l’impact de ce que nous voulions faire. Nous n’étions pas dans « la mise en œuvre d’une politique gouvernementale » par « respect de la démocratie » de la part de hauts fonctionnaires « ayant le sens de l’intérêt général » : nous étions dans l’imposition par l’exécutif, au législateur, d’une impossibilité technique qu’il ne nous était pas possible de vérifier ni de contrôler.

Le second exemple est celui de la dérogation du secteur agricole au droit de la concurrence. Je me suis heurté, au moment de l’adoption de la Loi faisant suite aux États généraux de l’Alimentation, à des fonctionnaires qui ne se contentaient pas de dire le droit mais qui interprétaient la volonté politique du gouvernement et, surtout, du Parlement. Je n’ai pas non plus le temps de développer mais, en résumé, il s’agissait de savoir si le droit communautaire autorisait les organisations de producteurs à échanger des informations relatives aux prix et aux volumes sans se rendre coupables d’entente. Or, les discussions que j’ai eues avec des acteurs qui instruisaient littéralement la position du gouvernement n’ont pas seulement porté sur des aspects juridiques : ils ont, au fond, porté sur des considérations politiques. Je me suis trouvé confronté à des fonctionnaires qui déclaraient, en substance, qu’un trop grand nombre de petits metteurs en marché n’était économiquement pas sain et, par suite, politiquement pas souhaitable. Nous étions à des lieues de la noble mission rappelée innocemment par M. Schmitt, consistant à «rappeler le monde des réalités.» Nous étions dans l’interprétation de la réalité et, plus encore, de ce qu’il convenait d’en faire.

Arrêtons de nous voiler la face et de servir des poncifs dignes de copies de première année à Sciences Po : la vérité, c’est que le pouvoir exécutif impose aux élus, plus souvent qu’à son tour, de se faire les VRP de décisions qu’ils n’ont pas prises et dont ils ne maîtrisent totalement pas les tenants et aboutissants. Il est d’autant plus important de le dire que, parmi les motifs de la colère qui s’exprime dans tout le pays depuis des semaines, on trouve peut-être ce sentiment d’avoir à faire à des représentants du pouvoir qui, précisément, ne l’ont pas tout à fait. C’est l’un des enjeux les plus importants de la future réforme des institutions : celui qui porte sur l’autonomie de compétences du Parlement et sur l’étendue de sa mission constitutionnelle de contrôle et d’évaluation de l’action publique.

Je finirai sur l’enjeu le plus profond de toute cette affaire : celui du management. En France, nous avons hérité d’un système qui repose sur une hypothèse complètement bancale : celle selon laquelle il est possible de repérer de façon définitive, à l’âge de 20 ou 21 ans, les aptitudes requises pour diriger les affaires du pays. Ce système, c’est celui des Grandes Écoles dont le dernier avatar est l’ENA. On pourra dire que je crache dans la soupe : je suis issu de ce système. Je répondrai que ce n’est pas faux, mais que cela n’invalide pas mon propos. Quand on a réussi les concours les plus difficiles de ce que propose notre système éducatif et de formation, on apprend à croire qu’on est fait pour être chef. On s’attend à exercer très rapidement des responsabilités en entreprise, publique ou privée, et à ce que ces responsabilités soient managériales. Or, je le sais pour avoir recruté : on n’apprend pas à être un bon manager en effectuant un troisième cycle dans une Grande École. Tout simplement parce qu’on peut avoir brillamment réussi un concours difficile sans être fait pour manager. Mieux : on peut avoir échoué à de tels concours ou n’avoir simplement pas voulu les passer et être un excellent manager.

Il existe quatre types fondamentaux de profils : celui qui aime faire, celui qui aime faire faire, celui qui aime analyser ce qui est fait et celui qui aime convaincre de ce qu’il faut faire. Avec notre système qui repose intégralement sur la preuve que l’on a fournie à 20 ans de sa capacité à réfléchir, travailler et apprendre, on fournit tout un tas de postes de direction à des gens qui ne sont pas faits pour faire faire.

Ce faisant, on génère énormément de mal-être au travail, un véritable fléau dans la fonction publique où des gens qui aiment analyser ce qui est fait doivent convaincre de ce qu’il faut faire, des gens qui aiment convaincre doivent faire eux-mêmes, des gens qui aiment faire faire doivent seulement analyser ce qui est fait. Sans compter tous les « Chefs » qui ne sont juste pas faits pour cela. La question de cette adéquation entre la personne et les missions qui lui sont confiées est terriblement absente de la gestion des ressources humaines de notre administration et, plus grave encore, de la haute administration. La question n’est pas de «désigner à la vindicte» qui que ce soit, comme s’en plaint M.Schmitt. C’est celle de savoir comment on s’assure que les personnes qui doivent instruire la décision publique, l’assumer ou l’exécuter sont bien les bonnes personnes placées aux bons endroits. Ce n’est pas la poursuite d’un parcours codifié, d’où est quasiment absent l’examen des aptitudes managériales, qui permet de dicter cette adéquation. Elle est là, la lune qu’il s’agit de montrer. Suggérer la suppression des cabinets ministériels, c’est se demander si l’ongle du doigt qui pointe la lune est correctement manucuré.

(1) Ci-dessous, une vidéo dans laquelle j’évoquais cet exemple :

 

 

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