La vraie morale de la fable du loup et de l’agneau de La Fontaine, ce n’est pas que la raison du plus fort est toujours la meilleure : c’est que le plus fort a toujours besoin d’une raison.

Le loup est d’une mauvaise foi caractérisée : pourquoi se donne-t-il le mal de se justifier ? Ne pourrait-il pas, d’emblée, emporter et manger l’agneau « sans autre forme de procès » ? Il n’y aurait alors rien à raconter. Pas de fable, pas de morale. Ce que nous dit cette fable, c’est que la violence a toujours besoin d’un discours qui la sous-tende et la justifie, si elle prétend écrire l’histoire et ne pas être seulement condamnée.

Qui, aujourd’hui, délivre ce discours ? Qui tient ce rôle indispensable au soutien de « sympathisants » et aux sondages d’opinion, ce rôle d’interprétation d’une crise inédite dont personne ne sait comment elle sera décrite dans les livres d’histoire ?

Des intellectuels. C’est, typiquement, leur rôle. Sur les plateaux TV, les blogs et les supports média, ils nous expliquent ce qu’il faut penser de l’actualité qu’ils comprennent du haut de leur statut d’observateurs avertis.

Or, depuis que la mobilisation des Gilets jaunes s’est durcie et radicalisée pour partie, certains de ces hérauts rivalisent de théories, justifications et autres démonstrations pour nous faire admettre que :

  1. Ce qui arrive est bien normal (personne ne l’avait prévu mais, bon, c’est un détail)
  2. C’est bien fait pour nous.

Nous : comprendre « les riches », « les puissants », « les décideurs » et, accessoirement, tous ceux qui ne pensent pas tout à fait comme les auteurs de ces leçons de choses haut-de-gamme.

Je pense en particulier à Frédéric Lordon, économiste un peu chagrin mais brillant, qui vient de publier un article dans Le Monde diplomatique. Je pense aussi à Emmanuel Todd, non moins brillant mais moins chagrin que cassandre, qui s’illustre plus souvent qu’à son tour sur les plateaux télé, ces jours-ci. Jacques Sapir n’est pas en reste, qui ose l’indécence d’expliquer sur réseaux sociaux comment s’y prendre avec un véhicule blindé.

Ce sont des archétypes, chacun dans son style, de ces intellectuels qui fournissent aux haineux et aux brutes la seule chose qui leur manque : un discours. Un récit étayé, argumenté, posément exprimé et non vociféré, qui raconte l’histoire inévitable d’un déchaînement de violence dont l’issue ne peut qu’être sanglante – mais, voilà, « vous ne l’aurez pas volé », « on vous l’avait bien dit. »

Et, ce faisant, ces intellectuels ressemblent à un personnage de littérature qui incarne parfaitement ce que l’intelligence peut avoir de plus détestable : Tom Keefer, l’âme damnée de la pièce de théâtre « Ouragan sur le Caine » adaptée au cinéma pour offrir à Humphrey Bogart son plus beau rôle.

Dans cette pièce, il est question d’un officier de marine qui a pris la tête d’une mutinerie à bord d’un vaisseau en détresse pour démettre de ses fonctions le commandant de bord, un homme psychologiquement instable. Or, cet officier a été motivé dans son acte de rébellion par un autre, un intellectuel littéraire égaré dans la hiérarchie militaire, qui lui a fourni tout ce qui manque à la sédition : une justification théorique. Cet intellectuel, c’est Tom Keefer. Il a impressionné son camarade par sa connaissance, a placé sous ses yeux des articles du Code auquel ils étaient soumis et des extraits d’ouvrages de psychologie, lui a démontré qu’une mutinerie était non seulement possible mais nécessaire et, qui plus est, justifiée par la prétendue maladie dont souffrait le commandant.

Mais lors du procès de l’officier rebelle dont la pièce de théâtre est le récit, Tom Keefer se rétracte au moment de témoigner. Loin d’assumer sa responsabilité, il en charge intégralement l’officier accusé au premier chef. L’avocat qui défend ce dernier, habile et brillant, piège le commandant et révèle sa faiblesse. Ce faisant, tout en sauvant l‘accusé, il brise la carrière d’un autre officier affaibli mais qui, à ses yeux, ne le méritait pas.

Et, lors de la dernière scène, une fois le procès terminé, l’avocat affronte Tom Keefer. Il lui jette au visage ce qu’il pense de lui et de ce qu’a été son rôle : un rôle déterminant, le plus déterminant ; le rôle du principal responsable sans qui rien n’aurait été possible, alors même que cette responsabilité reste non seulement impunie mais n’a même pas été exposée. Keefer lui répond : « Je dénie cette responsabilité » et l’avocat conclut : « C’est là votre suprême talent. »

Un Lordon, un Todd qui font état de leur talent pour justifier la violence, la faire passer pour un acte de légitime défense, dédouanant ainsi ses auteurs qui ont mis des vies en danger, sont les Tom Keefer de nos jours.

Ils donnent raison à des gens qui contestent toute autorité au point de crier qu’il ne leur reste plus qu’à en détruire les symboles et, le cas échéant, en éliminer les dépositaires. Des gens qui revendiquent donc n’avoir plus aucune confiance dans les institutions, dont les Lordon et autres Todd expliquent comment, depuis des lustres, elles n’ont aucun respect de ces personnes oubliées de la Nation au point d’être, tout normalement, totalement discréditées.

Et pourtant… si c’était vrai, s’il était vrai que les manifestants violents de samedi 1er décembre n’avaient plus aucune confiance dans les institutions et le pouvoir de la cinquième République, ils n’auraient jamais pris le risque de charger les officiers de police en formation défensive devant eux, sous l’Arc de Triomphe. Ils n’auraient pas pris le risque de voir ces officiers sortir leurs armes à feu pour, tout simplement, se défendre eux-mêmes. S’ils ont pris ce risque, c’est parce qu’ils avaient toute confiance dans le mot d’ordre auquel ces officiers étaient soumis aux dépens de leur propre intégrité : ne pas faire de blessés ni, a fortiori, de morts.

Et c’est cela, la République. C’est cela, la protection de la liberté qui borne l’exercice du pouvoir.

Non, elle n’est pas en faillite. Nous ne sommes pas un pays occupé, ni placé sous un régime totalitaire ou policier qui aliène les libertés individuelles et fait tirer à balles réelles, sans sommation, sur les meneurs d’une manifestation illégale.

Mais nos Tom Keefer ne racontent pas cette histoire-là. Ils énoncent un récit alternatif qui dédouane et excuse des actes dangereux, pourtant commis sans risquer sa vie précisément parce que la liberté de leurs auteurs est protégée malgré eux.

On ne peut que se réjouir du professionnalisme, de l’engagement et de la rigueur de forces de l’ordre qui ont su gérer ces épisodes sans que le sang ne les inonde de l’épouvante qu’il inspire toujours, après coup. Si cela avait été le cas, les mêmes Tom Keefer auraient déclaré, dans la posture du personnage d’ « Ouragan sur le Caine » réfugié dans le déni de sa responsabilité, « Je n’ai pas voulu cela… »

Sans doute ne le voulez-vous pas. Mais vous en renforcez la possibilité et, même, la probabilité en déclarant à l’avance, entre les lignes de vos pamphlets et de vos saillies, aux victimes potentielles de la violence que vous légitimez : « si ce n’est toi, c’est donc ton frère » ; tandis que vous soufflez aux vandales et aux criminels leur légitimation : « on me l’a dit, il faut que je me venge. »

Catégories : Dossiers

2 commentaires

fafy · 9 décembre 2018 à 17 h 25 min

Vous vous meprenez Monsieur le Député
Il y a eu des morts , et des morts dus aux forces de police ce 1er decembre. Il y a eu aussi beaucoup beaucoup d estropiés toujours dues aux forces institutionnelles.
De plus vous n avez pas compris : les français croient à la Démocratie, et c est pour cela qu ils s en prennent aux symboles qui ont usurpé la Republique; vous oubliez la violence de l institution …
Vos belles références ne font que montrer votre sentiment de supériorité, votre verbatim n est que la traduction de votre classe sociale.
Enfin Monsieur le Député, revoyez votre Histoire de France: Les bourgeois dont vous etes issus ont bien utilisé le peuple en 1789.
Mais le peuple a eu ses revolutions qui ont forgé nos libertés d expression notre droit social…
et cela s est fait dans le sang , Monsieur , dans le sang du peuple…

Marc Hassin · 10 décembre 2018 à 23 h 44 min

Emmanuel Todd et ses collègues font leur miel de ces évènements tout simplement parce que c’est leur fond de commerce. Ces « intellectuels » n’existent que par ce type de situation. Ce genre de personne commente beaucoup, mais on ne les voit ni s’engager et aller défendre leurs idées devant les électeurs en se présentant aux élections, ni même sur les barrages pour aller défendre la veuve et l’orphelin. On reproche aux politiques d’être hors sol, mais en terme de « hors sol », ces trois oiseaux là se posent là !!!!

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