La semaine passée a été occupée à célébrer les parcours de deux personnalités successivement décédées à 24 heures d’écart : Jean d’Ormesson et Johnny Halliday.

A propos des deux, il a été copieusement relayé dans les media ce qu’elles avaient de typiquement « français », ce que leurs talents respectifs disaient de nous-mêmes en tant que peuple.

A l’écrivain, le raffinement, la finesse d’esprit, la maîtrise de notre langue, une forme de douceur dans l’entêtement à croire que le meilleur est encore à venir et que, malgré la brutalité du monde, il reste beau à contempler.

Au chanteur, l’incroyable voix qu’il n’a jamais brisée en quarante ans de concerts et de tournées, l’iconographie d’un style apparu comme rebelle mais qui n’a jamais passé, l’énergie sur scène, la constance instinctive dans le choix de celles et ceux qui l’ont entouré pour nourrir son répertoire de « rock à la française. »

Et pourtant, ni l’un ni l’autre ne sont parfaitement représentatifs de la culture française. A l’un comme à l’autre, il manque une dimension de cette culture qui nous définit plus que toute autre caractéristique de notre identité de peuple.

Jean d’Ormesson était, malgré son immense succès, malgré sa réussite éclatante, un homme humble. C’était un homme qui avait avec lui-même une distance rare, illustrée par cet éternel sourire qui avait ridé son visage heureux. C’était un homme sérieux qui ne se prenait pas au sérieux.

Il n’avait pas cette prétention à évangéliser, convaincre, essaimer, si typiquement française.

Or, c’est là une dimension fondamentale de notre culture, de notre rapport au monde.

Nous sommes un peuple qui a légiféré pour l’humanité tout entière plus souvent qu’à son tour. Nous avons un rapport universaliste, presque messianique, à l’espace public. Lorsque trois français réfléchissent ensemble à ce qui est également vrai pour eux trois, s’ils n’aboutissent pas à quelque chose qui est vrai pour la terre entière, c’est qu’ils ont mal réfléchi.

La TVA est une invention française. Notre Code civil a inspiré pratiquement tous nos voisins. Alexandre Dumas est l’auteur le plus lu dans le monde. Il ne se passe pas une journée sans que Le Boléro de Ravel soit joué quelque part. Et si nous avons la réputation d’être volontiers arrogants ou donneurs de leçon, c’est que nous avons cette prétention à savoir penser ce qu’il y a de communément vrai pour des sensibilités, des identités, des territoires totalement différents.

Et nous sommes créatifs dans cette prétention.

Or, Johnny n’a pas écrit. C’était un interprète hors normes, exigeant et ferme dans l’expression de son goût, mais ce n’était pas un auteur ni un compositeur. Et la culture française est faite de créations, dans tous les domaines de l’expression artistique et jusque dans la complexité du droit : des créations d’une incroyable portée, pour un peuple de quelques millions d’âmes sur un petit territoire.

D’ailleurs, ceci n’explique-t-il pas cela ?

Y a-t-il un autre pays au monde où, en parcourant seulement 50 km, on change à ce point-là de sol, de végétation, de relief ? Nos 350 fromages ne sont-ils pas l’expression de cette diversité extraordinaire, concentrée sur un aussi petit espace ? Le mot « terroir » est-il traduisible dans d’autres langues ? Y a-t-il un autre pays de 1000 km sur 1000 où l’on trouve tous les types de montagnes, des littoraux océaniques escarpés ou de sable, le très fameux et quasi unique climat « méditerranéen », les plateaux secs de calcaire et les plaines de sol gras et profond, les forêts de feuillus et de pins, un réseau hydrographique d’une telle densité, les paysages vallonnés et les étendues planes, autant de lacs d’altitude et volcaniques, d’étangs et de marais, les influences croisées de quatre masses d’air plus grandes que notre territoire, des saisons à ce point marquées ?

Il a fallu la constitution sur plusieurs siècles d’un Etat fort et centralisé, le développement de cette culture universaliste pour faire de la France un pays. Nos différences sont telles, nos identités sont tellement marquées, nos attachements territoriaux sont tellement forts que nous ne pourrions pas être unis sans cette capacité à penser ce qui est valable entre nous, jusqu’à le proposer à l’extérieur de notre enceinte de mers et de montagnes.

Même l’invention de notre langue est une émancipation faite pour forcer notre unité : écrite pour qu’un Traité ne le soit pas dans celle de l’Eglise, elle est une création réputée pour être douce à l’oreille, ce dont il est impossible de nous rendre compte, à nous qui la parlons. A l’entendre, pour qui n’en saisit pas le sens faute de l’avoir apprise, elle est « so sweet » : elle exprime musicalement comme un lissage ramené à l’essentiel.

Nous pouvons être fiers de Jean d’O et de Johnny, mais ne nous y trompons pas : d’autres conquêtes, d’autres rayonnements, d’autres singularités sublimes sont au-devant de nous. Nous aurons d’autres motifs de célébrer ce que nous sommes et dont nous sommes capables : notre créativité, notre universalisme, nos talents n’ont pas fini de nous étonner nous-mêmes en inspirant le monde.

 

Images : Johnny Halliday Par Georges Biard, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=64731666 et Jean d’Ormesson Par Starlight — Transféré de it.wikipedia à Commons., Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=38040744
Catégories : Editoriaux

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