« Ni impasse technique, ni impasse morale. »

Ainsi s’exprimait le Président de la République à Rungis, le 11 octobre dernier, au moment de dresser le bilan de la première phase des États Généraux de l’Alimentation, à propos de l’utilisation du glyphosate.

L’impasse technique, cela consisterait à interdire cette utilisation sans délai et, plus précisément, avant qu’il ne soit substitué à cette utilisation des pratiques permettant de s’en passer sans impact sur le revenu agricole.

GlyphosateL’impasse morale, cela consisterait à renouveler l’homologation de cette utilisation sans perspective d’interdiction, c’est-à-dire à admettre que le recours à une solution alternative n’est pas à l’ordre du jour.

Depuis, les prises de position se sont multipliées, le sujet a fait la une des media à plusieurs reprises, notamment parce que l’homologation de ce produit était précisément à renouveler pour les années à venir au niveau européen.

Deux camps se trouvent opposés : celui des défenseurs du glyphosate et celui de ses détracteurs.

On pourrait penser, de prime abord, que ce qui les oppose est « décidable », pour parler en termes mathématiques : démontrable, susceptible de faire l’objet d’un raisonnement rationnel, conduit sur la base de données factuelles ou vérifiables. On pourrait donc se pencher sur la question, se renseigner, pour ne pas dire s’instruire, pour savoir ce dont il est question.

On pourrait ainsi apprendre que :

  • Le glyphosate est une petite chaîne de quelques atomes qui empêche les plantes de se nourrir ;
  • C’est un produit utilisé depuis 1974, de façon croissante voire exponentielle, par les agriculteurs mais, aussi, par les particuliers, comme désherbant ;
  • Il permet aux agriculteurs d’augmenter leurs rendements (qui chutent de moitié ou presque lorsqu’il n’est pas utilisé ni remplacé) et de passer moins de temps à travailler le sol des parcelles qu’ils exploitent ;
  • Il a fait l’objet d’un très grand nombre d’études qui n’ont pas, jusqu’à une date récente, mis en cause son innocuité pour la santé et pour l’environnement ;
  • Tout composé chimique utilisé comme « pesticide » (fongicide, insecticide ou herbicide) dont l’utilisation est autorisée est caractérisé par des données chiffrées aux noms impossibles comme la DJA, la DSE, l’ARfD dont il est compliqué de retenir comment on les calcule et à quoi elles servent ;
  • Ces composés sont tous fabriqués par des firmes multinationales qui ont plein d’argent, dont la plus connue d’entre elle fabrique aussi des OGM et tente de les fourguer partout et à tout le monde ;
  • Le glyphosate vient d’être reconnu comme cancérigène, et il est accusé par plein d’acteurs (professionnels, particuliers, associations…) depuis des années d’être dangereux, tant pour la santé que pour l’environnement.

GlyphosateIl faudrait creuser et fournir un effort un peu plus chronophage pour en savoir un peu plus long, ce qui permettrait de comprendre que :

  • La toxicité d’un produit n’est rien, en soi : il suffit de ne pas y être exposé pour ne courir aucun risque ;
  • L’homologation d’un produit nécessite donc de connaître sa toxicité intrinsèque mais aussi l’exposition à cette toxicité pour les utilisateurs et les consommateurs, ainsi que son impact et son évolution « dans la nature » ;
  • Les calculs compliqués de DSE, DJA, ARfD et autres données techniques sont indispensables, au fond, pour savoir de quoi on parle ;
  • Le caractère « probablement cancérigène » du glyphosate est une stricte donnée de toxicité et ne renseigne en rien sur le risque qu’il fait courir ;
  • Cette carcinogénicité probable entraîne son classement dans une catégorie (B2) qui modifie le calcul de la DJA à partir de la DSE mais n’implique pas son interdiction ;
  • De nombreux produits (l’éthanol, par exemple…) sont, eux, non pas « probablement » mais « certainement » cancérigènes et non seulement ne sont pas interdits, mais sont présents dans tous les foyers voire consommés tous les jours ;
  • On peut consommer tous les jours une quantité donnée d’un produit toxique sans courir le risque de tomber malade et c’est précisément ce que mesure la DJA.

Bref : on pourrait découvrir que le sujet est sensiblement plus compliqué que ce qui est laissé entendre dans les media. On pourrait même apprendre que l’étude du CIRC selon laquelle le glyphosate est cancérigène n’est peut-être pas totalement sincère et rigoureuse, à l’instar des nombreuses études en faveur de l’innocuité du glyphosate, largement mises à l’index pour n’être pas fiables.

On pourrait en conclure qu’avant de prendre une décision ayant un impact économique certain et potentiellement désastreux pour de nombreux professionnels et filières agricoles, pour des motifs incertains et discutables portant sur la santé et l’environnement, il pourrait être indiqué de chercher à en savoir encore un peu plus long.

Mais non : cela ne se passe pas ainsi.

Dans cette affaire passionnante, les faits, les résultats d’études, les autorités instituées, les raisonnements logiques, les calculs bénéfice – risque, le registre de la preuve, en somme : tout cela n’a pas cours.

Le glyphosate sera interdit parce qu’il en va d’un enjeu moral. La messe est dite.

Il ne reste qu’à établir le nombre d’années, les programmes de recherche, les moyens d’adaptation et d’accompagnement qui permettront de s’en passer.

Il est vain de résister, de vouloir argumenter, de chercher à comprendre et à faire comprendre : ce cap-là est passé. Nous sommes au-delà, sur un terrain totalement différent où les enjeux techniques cèdent la place à des enjeux moraux.

A la connaissance, est opposée la conviction intime.

A la nécessité de la démonstration, la nécessité de l’adhésion.

Au registre de la preuve, celui de l’émotion.

Au fond, il ne s’agit pas de savoir de quoi on parle ni d’établir des résultats vérifiables et objectifs : il s’agit de croire si l’on veut un modèle de société ou un autre et d’établir un rapport de forces par le recours à l’opinion.

De quoi donc le glyphosate est-il le nom ?

Le glyphosate est un emblème. C’est le nom du mépris de la nature, du cynisme de l’argent-roi, de la corruption, de l’inconscience et de l’irresponsabilité.

C’est l’étendard de ce que des années d’aveuglement ont produit de pire : des pratiques d’apprentis-sorciers dangereuses pour la santé, pour l’environnement et, en définitive, pour l’avenir.

C’est le symbole quasiment générique des excès de la course au profit, du mépris des générations futures, de l’égoïsme collectif de sociétés capricieuses, pourries – gâtées comme des enfants mal élevés et, en définitive, indignes.

Nous sommes en train de vivre une époque passionnante qui est caractérisée par une sorte de phénomène de société. Le statut de la connaissance, la notion même de progrès sont en cause.

Il va falloir beaucoup de travail, de pédagogie, de qualité d’écoute et de volonté pour fédérer des approches a priori irréconciliables qui s’affrontent dans un dialogue de sourds.

Catégories : Editoriaux

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