La crise que nous traversons révèle ce que nous sommes collectivement. Nous n’avons, pour la plupart d’entre nous, jamais connu de situation qui dépende à ce point de ce que nous décidons individuellement, pour l’incidence collective de chaque comportement individuel.

Nous sommes, chacune et chacun, un flocon de neige. Mais c’est de cela que sont faites les avalanches.

La logique des épidémies : une dynamique exponentielle provoquée par des micro mouvements

J’ai moi-même mis beaucoup de temps à en prendre conscience : les motifs médicaux qu’il y avait, au début de la crise, de relativiser, m’ont dissimulé la gravité du phénomène.

J’ai longtemps cru que le taux de mortalité était relativement faible et qu’il allait se rapprocher, dans le temps, de celui d’une grippe saisonnière. J’ai longtemps cru que le nombre de patients guéris allait naturellement stopper la propagation de la maladie, comme sous l’effet d’un vaccin naturel. Et j’ai longtemps cru que les « mesures barrière » allaient en freiner l’expansion, parce qu’elles n’étaient pas très contraignantes et suffisamment communiquées.

J’ai mis du temps à comprendre que les données à ma disposition (taux de mortalité, nombre de cas de contamination, courbes d’évolution) n’étaient pas significatives, du moins pas de ce que je croyais. J’ai mis du temps à comprendre qu’une épidémie est faite du cumul de nombreuses petites épidémies et que le problème résidait essentiellement dans l’émergence continue de nouveaux foyers de développement. Et j’ai mis longtemps à comprendre que les « mesures barrière » devaient s’accompagner d’une prise de conscience, non pas seulement individuelle, mais collective.

Cette prise de conscience a consisté, pour moi, à interpréter différemment quatre notions.

Le nombre de cas de contamination

Celui qui est communiqué, c’est celui des cas « confirmés. » Il faut comprendre qu’il est très, très inférieur au nombre de cas « réels. » Entre ces deux grandeurs, il y a un facteur proche de 30. Peut-être plus. C’est-à-dire qu’à tout moment, le nombre de cas de contamination peut être multiplié par au moins 30 pour avoir une idée du nombre réel de cas. En France aujourd’hui, il y a certainement plus de 100000 personnes contaminées et, plus vraisemblablement, plusieurs centaines de milliers de cas.

La contagiosité du Covid-19

Évoquer le ratio « une personne contaminée peut en contaminer deux à trois autres » ne permet pas de comprendre comment se développe une épidémie. Ce ratio est global, appliqué à des populations de plusieurs millions. Mais ce n’est pas au sein d’un groupe de plusieurs millions que « prend » une épidémie : c’est au sein d’un bien plus petit groupe.

Un foyer de développement de l’épidémie, c’est un rassemblement de quelques centaines, voire quelques dizaines de personnes. Au sein d’un tel groupe, une personne contaminée, pour peu qu’elle en soit au stade le pire de la maladie du point de vue de sa contagiosité (voir plus loin), peut contaminer plus de dix personnes autour d’elle. C’est ainsi que le fameux rassemblement évangélique a formé un foyer de développement dévastateur pour la région Grand-Est et, plus précisément, pour Mulhouse.

Ce que le Covid-19 a de terrible, comparativement aux précédentes épidémies déclenchées par des coronavirus, c’est qu’il est contagieux à deux stades qui contribuent dramatiquement à l’inconscience du danger et à l’inconséquence du comportement :

  • Avant l’apparition des symptômes,

  • Lorsqu’apparaissent les tout premiers symptômes, lesquels sont traitreusement peu inquiétants : en gros, les symptômes d’un rhume.

Non seulement nous ne sommes pas « formés » à réagir, face à une maladie aussi pernicieuse, mais nous sommes même conditionnés à réagir à l’inverse de ce qu’il faut : habitués en cette période de l’année à éternuer, avoir le nez qui coule, toussoter, jusqu’à n’avoir aucune conscience du nombre de fois que l’on porte sa main à son nez ou devant sa bouche, et n’avoir aucune conscience du nombre d’objets que l’on touche par minute.

Se laver les mains consciencieusement, pour immédiatement s’essuyer le nez qui coule, machinalement, avant d’attraper la poignée d’une porte ou de poser la main sur une table, où la main de quelqu’un d’autre va se poser immédiatement après, c’est faire du lavage de mains une opération totalement inefficace.

Les données dont on dispose

C’est ainsi que l’interprétation des données (nombre de cas de contamination, nombre de morts) est, le plus souvent, inappropriée. Pour être utilement interprété, un nombre de cas de contamination doit être rapporté au territoire le plus pertinent : c’est toujours le plus petit possible. Réfléchir par pays n’aide, en cela, en rien. Il faudrait disposer des données au moins par département. Même par région, cela ne permet pas de visualiser le nombre de foyers de développement.

Par ailleurs, la comparaison à un instant « t » du nombre de morts et du nombre de cas de contamination n’a pas vraiment de sens : pour chaque nombre de morts, il faut se rapporter au nombre de cas de contamination au moins dix jours plus tôt.

Enfin, le taux de mortalité pris globalement masque l’extraordinaire disparité de la dangerosité de la maladie en fonction de l’état de santé du patient, dont l’âge donne un indicateur. Ce taux de mortalité varie de 0.0% pour les moins de 15 ans à plus de 20% pour les plus de 70 ans.

De la même manière qu’il convient de se pencher sur les échelles de territoire les plus grandes (i.e. les territoires les plus petits), il convient de se pencher sur les taux de mortalité des populations les plus exposées (les personnes âgées et toutes les personnes souffrant de faiblesses cardiovasculaires et / ou pulmonaires) pour prendre conscience du niveau de gravité de ce qui nous arrive.

Et, pour finir, les courbes

Ce n’est donc pas une grande épidémie qui frappe la France, comme tant d’autres pays : c’est un cumul de nombreuses petites épidémies qui s’enchaînent avec, chaque fois, un petit décalage dans le temps.

Chacune de ces courbes, prises isolément, révèle un développement exponentiel. Chaque foyer de développement est une petite bombe dont l’effet s’étend à une vitesse croissante à tout un groupe social.

Mais le cumul de toutes ces courbes, calculé à un instant « t », a pour effet de lisser le caractère exponentiel jusqu’à, parfois, le linéariser.

C’est là l’essentiel de ce qu’il faut comprendre : une épidémie, c’est un effet mathématique sur un très grand nombre de micro cas individuels. C’est essentiellement fonction de deux facteurs : la durée d’incubation de la maladie et la vitesse de déplacement (laquelle vitesse de déplacement se traduit par un nombre de contacts par unité de temps). Une maladie qui incube lentement, introduite dans un groupe d’individus qui se déplacent très vite et multiplient les occasions de contacts, c’est une explosion du nombre de cas.

Je prendrais deux exemples, pour illustrer ce phénomène.

Au moment des deux crises successives dites « de la vache folle », on a assisté à un effondrement du marché de la viande de bœuf. En moins de 24 heures après l’annonce, par un procureur de la République, de la mise en marché de viande de bœuf à partir de de la carcasse d’une vache contaminée, les ventes de viande de bœuf ont chuté de façon inouïe.

On a parlé « d’hystérie collective », de panique. Mais il n’en était rien. Aucun consommateur n’était « paniqué. » Il n’y a pas eu de panique. Il y a seulement eu un extraordinaire cumul, simultané, de micro comportements d’achat consistant, calmement, à arbitrer entre viande de bœuf et produit pouvant lui être substitué. Chacun a simplement choisi de la volaille, du poisson ou tout autre chose, plutôt que du bœuf et, ce, au même moment.

C’est ce cumul de choix individuels qui, à l’échelle collective, s’est traduit par un effondrement de marché au niveau national qui a déclenché des réunions de crises toutes affaires cessantes au plus haut niveau des entreprises de distribution, de la filière et de l’État.

Deuxième exemple : Ebola. C’est un virus monstrueux. Il tue avec un taux de mortalité infiniment plus élevé que le SRAS-CoV-2 : dans une population donnée, il tue en moyenne plus de 50% des personnes contaminées et emporte parfois plus de 90% de la population. Il décime des villages entiers.

En réalité, cette virulence l’empêche même de s’étendre : d’une certaine manière, il tue « trop » et « trop vite » pour devenir pandémique. Mais ce « trop » et ce « trop vite » sont, en fait, relatifs… à la vitesse de déplacement et, par suite, au nombre de contacts des membres des populations concernées.

Dans un village africain où la majorité des personnes se déplacent à pied et jamais très loin de chez elles, Ebola décime le village mais n’en sort pas. S’il en sort, puisqu’il suffit d’un porteur malade qui va « ensemencer » un autre village pour déclencher une autre hécatombe, le virus cause immédiatement bien plus de dégâts : mais, de fait, cela s’arrête d’autant plus vite que les populations concernées sont relativement isolées, n’ont pas accès à des véhicules motorisés ou des infrastructures de transport performantes.

Mais, imaginons Ebola « implanté » soudainement dans le centre-ville d’une agglomération densément peuplée, pourvue d’une excellente desserte de transports en commun rapides et enchaînés à un rythme soutenu : le massacre serait monstrueux.

Ce qu’il faut (donc) faire

Ne pas s’affoler. C’est d’autant plus nécessaire que la situation est grave. Plus le danger est menaçant, plus il convient de garder la tête froide. L’affolement, l’emportement et l’impulsivité font le plus souvent faire des bêtises qui empirent la situation.

Mais prendre conscience. Prendre conscience de la gravité, jamais vue à cette échelle et pour la plupart d’entre nous, de ce que nous traversons. En temps et en heure, il faudra tirer les leçons et elles seront probablement nombreuses. Mais d’ici là, d’ici la sortie de cette crise qui ne fait que commencer, il faut comprendre à quel point le résultat d’ensemble sera fonction de chaque personne, de chaque comportement, de chaque décision pouvant sembler insignifiante.

Je viens de me laver les mains mais j’ai aussitôt passé mon pouce et mon index sur le bout de mon nez : je me lave de nouveau les mains aussitôt, jusqu’à ce que j’aie pris l’habitude de ne plus toucher mon visage sans que ce soit dans un mouchoir jetable.

Je croise quelqu’un : pour être sûr de respecter un mètre de distance (c’est vraisemblablement une plus grande distance qu’il convient de respecter…), je m’efforce de penser à deux mètres, voire trois. Je ne touche pas les mêmes objets que lui / elle, ou bien à travers des gants. J’aère toutes les pièces dans lesquelles je passe ou m’arrête.

Pour chacun de mes gestes, je me convaincs de ceci : si j’ai un doute, c’est qu’il n’y a pas de doutes. Je fais de moi-même une tombe pour le virus, si jamais je l’attrape et, surtout, au cas où je l’ai déjà et que je ne le sais pas.

Quant aux déplacements, il faut se convaincre du fait que les consignes données doivent être interprétées de la façon la plus stricte. Lorsque nous traverserons le pic de cette crise qui est encore devant nous, avec très probablement un système de soins intensifs et des services de réanimation saturés, il ne restera plus en activité que le régalien et ce qui est stratégique ou vital pour la population et pour le pays : l’alimentation, l’eau, l’énergie, les transports de celles et ceux qui sont « au front » (à commencer par les soignants), l’hygiène et le nettoyage des locaux utilisés et des voies publiques, les fonctions stratégiques d’État.

Rien d’autre ne justifiera de risquer une rencontre, un contact.

Il ne faut pas attendre. C’est maintenant qu’il faut en avoir conscience. Et appliquer tout de suite ces principes.


0 commentaire

Laisser un commentaire

Emplacement de l’avatar

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.