Beaucoup a été dit, écrit, relu et débattu à propos des États généraux de l’alimentation et du Projet de Loi qui les a prolongés. Dans cet article, je reviens sur trois enjeux qui me semblent mériter d’être mis en exergue :
– L’enjeu de la dérogation du secteur agricole au droit de la concurrence,
– L’enjeu de la Restauration collective,
– L’enjeu de l’interdiction du glyphosate.

 

L’enjeu du droit de la concurrence : question juridique ou de doctrine ?

La question juridique

En droit communautaire, il est établi que le secteur agricole déroge au droit de la concurrence. Concrètement, les producteurs peuvent, lorsqu’ils sont regroupés en organisations reconnues au niveau européen, parler entre eux de prix et de volumes mis en marché sans être coupables d’entente sur les prix.

Pour mémoire, le droit de la concurrence interdit aux metteurs en marché de s’entendre sur les prix proposés, ce qui est défavorable aux consommateurs. Il leur est donc interdit, dans la pratique, de seulement parler entre eux des prix de leurs produits. Ils doivent, chacun, commercialiser leurs produits selon « les données du marché » et, en aucun cas, selon ce qu’ils pourraient savoir des pratiques de leurs concurrents en s’informant mutuellement.

Mais, en agriculture, ils peuvent déroger – partiellement, bien entendu : tout est là – à cette interdiction. Cette dérogation est établie au niveau européen depuis le Traité de Rome : la Politique agricole commune, qui est une politique publique communautaire, poursuit des objectifs dont l’un d’entre eux est « d’assurer à la population agricole un niveau de vie équitable. »

Or, les juristes spécialistes du droit de la concurrence n’aiment pas cette exception, avec laquelle ils ne sont pas à l’aise. Pendant des années, ces juristes – par exemple, qui travaillent au sein de l’Autorité de la concurrence – ont jugé que, pour prétendre déroger au droit de la concurrence, les agriculteurs étaient finalement obligés de mettre en commun la commercialisation de leurs produits. Ils ont donc le droit de s’organiser en se regroupant, mais ils n’ont le droit de parler de prix entre eux que s’ils ont transféré, chacun, la propriété de sa production à l’organisation qui les regroupe.

Mais la Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt récent portant sur le cas d’une affaire relevant de la filière « Endives », a mis à mal cette interprétation juridique. Elle a établi que les producteurs n’étaient pas obligés de consentir à ce transfert de propriété pour déroger au droit de la concurrence. Selon cet arrêt, les agriculteurs peuvent se regrouper en organisations qui ne sont pas chargées de commercialiser leur production et procéder à des « échanges d’informations stratégiques », portant sur les prix et les volumes mis en marché, sans être coupables d’entente sur les prix.

Pourtant, le Projet de loi adopté par l’Assemblée nationale est, à ce stade, relativement prudent sur cette question. Le Rapporteur et le Ministre ne veulent pas faire courir de risques aux opérateurs agricoles et les exposer à des sanctions européennes : cette position est partagée par l’ensemble du groupe majoritaire et, personnellement, j’y souscris pleinement. Mais je pense, néanmoins, que nous pourrions aller plus loin.

En effet, l’instruction de la position du Ministre et du Rapporteur par les spécialistes de cette question me semble excessivement prudente. Cette instruction tient compte d’un règlement européen récent, appelé « Omnibus », qui clarifie l’application du principe de dérogation du secteur agricole au droit de la concurrence pour les Organisations de producteurs commerciales, c’est-à-dire avec transfert de propriété.

Or, je pense qu’il appartient au Parlement de tirer toutes les conclusions de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, lequel arrêt va plus loin que le fameux règlement « Omnibus. »
Il reviendra au Sénat de proposer en deuxième lecture, à l’Assemblée, un texte éventuellement modifié sur cette question dans lequel il serait établi que les organisations agricoles, quels que soient leurs objectifs, pourvu qu’elles soient reconnues selon les critères du règlement européen « portant Organisation commune de marché, » peuvent procéder à des échanges d’informations stratégiques et procéder à des analyses prévisionnelles d’évolution de marché, selon les termes mêmes des textes communautaires.

Je m’impliquerai personnellement sur cette étape de la procédure législative, comme me l’a proposé le Ministre en séance.

La question de doctrine

En ayant passé une heure et demie à l’Autorité de la concurrence, lors d’une rencontre avec des juristes spécialistes du droit de la concurrence, j’ai vérifié une fois de plus que, dans cette affaire, il est très important de séparer ce qui relève de l’instruction de la décision, de ce qui relève des motifs de la décision.

Je m’explique : au cours de cette rencontre, il a été question, pendant une heure, de droit. Que disent les Traités ? l’arrêt de la Cour de justice peut-il servir d’analyse pour d’autres cas que celui de l’affaire jugée ? Quel doit être le niveau d’agrégation des indicateurs mentionnés à l’article 157 du Règlement portant OCM ? La notion d’évolution renferme-t-elle l’idée de calculs chiffrés ou seulement d’estimations qualitatives ? Telles étaient, pour l’exemple, les questions abordées.

Puis, au cours de la dernière demi-heure, il n’était plus question de droit : il était question de doctrine, voire de courants de pensée économique. Je me suis retrouvé avec des interlocuteurs pour lesquels un grand nombre de « petits » metteurs en marché est une situation qui n’est économiquement pas saine et qui, donc, n’est politiquement pas souhaitable…

Selon cette conviction, naturellement, tout ce qui est de nature à permettre à ces nombreux petits metteurs en marché de survivre ou, pire, de prospérer, est fondamentalement à proscrire. Bref : ce principe de dérogation au droit de la concurrence est bien embarrassant…
De là à conclure que l’instruction de l’avis de l’Autorité de la concurrence a été biaisée, il y a un pas que je ne franchirai pas. Mais cela reste une hypothèse qui n’est pas absolument à écarter… et je tiens donc à veiller à ce que l’instruction de la décision politique soit neutre.

 

L’enjeu de la Restauration collective

Le Projet de Loi prévoit des dispositions relatives à l’offre alimentaire dans la restauration collective. Ces dispositions sont faites pour promouvoir une certaine catégorie de produits agricoles et alimentaires de nature à satisfaire une forte demande des consommateurs : des produits de qualité, sains, ayant le moins d’impact environnemental et de proximité.

Ce faisant, nous introduisons des contraintes légales à un secteur déjà sous pression.
La restauration collective est un secteur passionnant, où l’on trouve des métiers extraordinaires. Mais ces métiers sont souvent appelés « de centimiers » : le coût d’un repas dans un restaurant d’entreprise, dans un hôpital ou un établissement scolaire, varie de 1,60 à 4,5 euro. 10 centimes d’écart sur le coût du repas (le coût « denrées ») font une différence considérable.

Avec plus de 3 euro, un restaurateur peut commencer à « s’amuser » : il peut être inventif, varier son offre plus souvent, proposer des innovations, viser un niveau d’excellence et de satisfaction des convives « haut-de-gamme. »
Avec moins de 2 euro, un restaurateur n’a qu’une obsession : ne pas perdre d’argent sur son restaurant. Sa priorité devient le respect de procédures extrêmement strictes de mesure de grammage du pain, d’achat contraint, d’optimisation de toutes ses ressources.

Dans le premier cas, le restaurateur est d’abord un restaurateur… dans le second, c’est d’abord un gestionnaire.
En adoptant des dispositions législatives contraignantes, même si elles sont souhaitables et qu’elles sont très attendues, nous pouvons mettre en difficulté des cuisines centrales et des offres de restauration déjà très contraintes.

C’est la raison pour laquelle je pense que nous devons politiquement assumer une position qui n’est pas facile à défendre : celle qui consiste à déclarer que le prix des denrées alimentaires a vocation à augmenter. Pas dans des proportions considérables, pour nous, consommateurs : c’est une question de centimes. Mais dix centimes par repas pour le revenu agricole et pour le restaurateur, c’est considérable.
Il nous appartient donc d’accompagner notre action législative par des actions « de terrain. »
Pour ce qui me concerne, élu francilien du département du Val-de-Marne où est situé le plus grand marché de produits frais du monde, à Rungis, je conduis un projet de forum interprofessionnel autour de l’enjeu de la diversification des productions agricoles en Ile-de-France.

Sous la supervision du Préfet de Région, qui se trouve être un homme qui connaît très bien le secteur agricole, j’anime un comité de pilotage qui va organiser, à la rentrée, sur le marché de Rungis, une journée où vont se rencontrer tous les acteurs concernés : élus locaux et régionaux, représentants de l’État, céréaliculteurs, grossistes, restaurateurs, distributeurs…
Il s’agira de mettre en place des acheteurs en face d’agriculteurs afin que ces derniers vérifient quelles conditions peuvent être réunies pour qu’ils diversifient leurs productions.
L’Ile-de-France, c’est 12 millions de consommateurs ; c’est aussi 530000 ha de surface agricole utile ; c’est enfin le marché le plus performant du monde en termes de diversité et de qualité de l’offre alimentaire en produits frais, et de logistique urbaine.
Or, tout ce qui est cultivé en Ile-de-France, c’est essentiellement – pour ne pas dire quasi exclusivement – des céréales. Nous avons donc un marché immense et solvable, demandeur de produits locaux, en face d’une offre agricole qui a seulement à évoluer pour s’y adapter.
A titre d’exemple, les franciliens consomment environ 52000 tonnes de carottes par an. Mais la production francilienne de carottes plafonne à… 2500 tonnes. Il y a de la marge…
Mais on ne se met pas à produire des carottes comme on cultive trois pieds de tomates dans son jardin. Cette culture implique des investissements lourds en équipements de collecte, préparation et expédition. Une station permettant de fournir 15000 tonnes de carottes à des acheteurs représente plusieurs millions d’investissements.
Il faut donc regrouper les acteurs concernés, depuis les producteurs jusqu’aux distributeurs et aux restaurateurs, en passant par les grossistes et les collectivités, pour définir les conditions de ces investissements et de ces nouvelles filières de produits frais.
Ce sera l’objectif de cette journée à la rentrée.

 

L’enjeu de l’interdiction du glyphosate

Les média n’auront presque retenu que cela : les députés ont refusé d’interdire le glyphosate.
Évidemment, c’est moins compliqué d’écrire un article un peu sensationnel sur le glyphosate que de comprendre ce que la Loi prévoit pour inverser les mécanismes de formation des prix agricoles. Le glyphosate, il suffit de l’orthographier correctement, tout le monde voit ce dont il s’agit. Les prix agricoles, c’est compliqué, il faut réfléchir et se documenter…

Sacrifions donc à l’exercice et parlons de cet enjeu.
Je ne dirai rien des motifs de l’interdiction du glyphosate, ayant déjà pris positionnement sur ce blog avec un article rédigé il y a plusieurs mois. Je suis totalement solidaire du groupe majoritaire et j’adhère à la formule du Chef de l’Etat à Rungis le 16 octobre dernier : « ni impasse morale, ni impasse technique. »
L’impasse morale, elle est écartée : la suppression du glyphosate dans les pratiques culturales est annoncée dans un délai de trois ans, soit deux ans plus tôt que ce qui est aujourd’hui admis au niveau européen.
Alors, me dira-t-on, pourquoi ne pas l’avoir inscrite dans la loi ?
Tout simplement parce que l’impasse technique, elle, n’est pas écartée. Elle est même avérée pour plusieurs filières, s’il faut prévoir une suppression de l’utilisation du glyphosate à horizon de trois ans.
Au passage, par « impasse technique », il faut entendre : « impasse technico-économique. » Tout agriculteur peut parfaitement se passer de glyphosate, du jour au lendemain. Mais ce faisant, il court le risque d’un effondrement de ses rendements, de son résultat d’exploitation voire de ne rien récolter du tout. L’enjeu est bien celui de la viabilité économique des exploitations agricoles et des coopératives.

Si nous avions donc prévu dans la loi l’interdiction du glyphosate, cela aurait consisté à :
– Présumer des délais de la recherche et de la date exacte à laquelle des solutions alternatives peuvent se substituer à l’utilisation du glyphosate ;

– Prendre le risque de voter de nouveau pour, cette fois, entériner des dérogations à la loi précédente…

En réalité, le principal motif d’un vote en faveur d’une interdiction du glyphosate, c’est celui du « message » envoyé à tout le monde et, plus particulièrement, aux agriculteurs.
Personnellement, je ne pense pas que nous devions adopter une loi pour envoyer un « message. »
Par ailleurs, même si les média n’en parlent pas, ce fameux « message » est parfaitement passé dans le monde agricole. Les Plans de filières élaborés en fin de processus des Etats généraux de l’alimentation comprennent des engagements sans précédent. Et, « sur le terrain », l’incompréhension et la stupeur devant la fermeté du Chef de l’Etat sur cette question en particulier sont très répandues.

Ne nous braquons pas sur les symboles et les messages… et concentrons-nous sur l’action. Pour accompagner cette transformation de l’agriculture française, il faudra beaucoup plus que des lois. Il faudra conduire des projets, mettre en relation, réunir les conditions pratiques de nouvelles offres agricoles correctement rémunérées et, pour les consommateurs, admettre que la part de l’alimentation dans le budget des ménages a suffisamment chuté depuis le lendemain de la guerre.

Des solutions de lutte contre le gaspillage, des innovations en matière de restauration permettront de mieux acheter, à un prix plus élevé, sans augmenter le coût des repas ; mais malgré ces solutions, il faudra consentir à payer un tout petit plus les denrées agricoles et alimentaires… nous n’aurons pas une offre alimentaire encore plus qualitative, toujours aussi variée, offrant encore plus de garanties environnementales, sans consentir d’y consacrer un tout petit plus de sous. C’est, en tout état de cause, la position que je défends.


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